Chapitre 13
Richard s’assit à l’écart du camp, le dos contre un rocher glacé. Enveloppé dans son manteau, il regardait fixement les montagnes, les joues cinglées par une bise mordante. Chase lui avait affecté le premier tour de garde. Zedd aurait le deuxième et le garde-frontière se chargerait du troisième. Après quelques protestations, Kahlan avait fini par accepter d’être exemptée de la rotation.
Le clair de lune illuminait le terrain découvert qui s’étendait entre Richard et la frontière. De petites collines, quelques cours d’eau et une végétation éparse : un paysage charmant, surtout à proximité des sinistres bois de la frontière – sans nul doute plaisants eux aussi, avant que Darken Rahl, en mettant dans le jeu les boîtes d’Orden, ait entrepris de le détruire. Selon Chase, les chiens à cœur ne pouvaient pas s’aventurer aussi loin. S’il se trompait, Richard comptait bien les voir venir à temps !
Il passa une main sur la garde de son épée et, pour se rassurer, suivit du bout de l’index les contours du mot « Vérité ». Puis il leva les yeux, car il n’était pas question non plus de se laisser de nouveau surprendre par des garns. Fatigué mais trop énervé pour s’endormir, il était ravi d’avoir hérité du premier tour de garde. Pourtant, il bâillait à s’en décrocher les mâchoires.
Derrière la cime des arbres, les montagnes – une composante de la frontière – se découpaient dans l’obscurité, évoquant l’épine dorsale d’un monstre trop gros pour se dissimuler entièrement. Quelles créatures observaient Richard, tapies contre le flanc de ces pics ? D’après Chase, ils étaient de moins en moins hauts à mesure qu’on avançait vers le sud. Dans le Passage du Roi, il n’y en aurait plus du tout…
Également enveloppée dans son manteau, Kahlan approcha en silence de Richard, s’assit près de lui et se serra contre son flanc pour se réchauffer. Elle ne dit rien et ne bougea pas, ses cheveux agités par la bise qui glaçait les joues du Sourcier.
Le manche du coutelas de la jeune femme entrait dans les côtes de Richard. Il ne le mentionna pas de peur qu’elle ne s’écarte de lui, ce qu’il ne voulait à aucun prix !
— Les autres se reposent ? demanda-t-il. (Kahlan fit oui de la tête.) Comment peux-tu le savoir ? Zedd dort les yeux ouverts !
— Comme tous les sorciers…
— Vraiment ? Je pensais que c’était un truc bien à lui…
Alors qu’il sondait la vallée, Richard sentit le regard de Kahlan peser sur sa nuque.
— Tu n’as pas sommeil ? demanda-t-il en se tournant vers elle.
Ils étaient si près l’un de l’autre qu’il lui suffisait de chuchoter pour se faire entendre.
Kahlan haussa les épaules puis écarta d’une main légère la mèche que le vent avait rabattue sur ses yeux.
— Richard, je voulais te dire… je suis désolée.
Il espéra qu’elle pose la tête sur son épaule. En vain.
— De quoi ?
— D’avoir dit que je ne voudrais pas que tu ailles vers moi. Ne crois surtout pas que ton amitié ne compte pas à mes yeux. Mais notre mission est beaucoup plus importante que nos personnes…
Il comprit que ces mots, comme pour lui un peu plus tôt, n’exprimaient pas tout ce qu’elle pensait.
— Kahlan, demanda-t-il alors que le souffle de la jeune femme lui taquinait la joue, est-ce que… tu as quelqu’un ? (Il fallait qu’il pose cette question, même si la réponse, comme une flèche, risquait de lui transpercer le cœur.) Quelqu’un qui t’attend chez toi, je veux dire… Un amoureux ?
Il soutint le regard de son amie un long moment. Elle ne détourna pas la tête, mais ses yeux se remplirent de larmes. Comme il aurait aimé lui passer un bras autour des épaules et l’embrasser ! Elle tendit une main et lui caressa le visage du bout des doigts.
— Ce n’est pas si simple, Richard…
— Bien sûr que si ! Tu as quelqu’un… ou tu n’as personne !
— Disons que j’ai des obligations.
Un instant, elle sembla sur le point de lui révéler son grand secret. Au clair de lune, elle était belle à se damner. Mais son apparence n’était pas tout. Ce qu’il y avait en elle comptait beaucoup plus – de son courage à son intelligence en passant par sa détermination. Sans oublier le sourire qu’elle ne réservait qu’à lui. Pour le voir naître sur ses lèvres, il aurait tué un dragon à mains nues. Aussi longtemps qu’il vivrait, comprit-il, il ne voudrait aucune autre femme qu’elle. Et si elle se dérobait à lui, il resterait seul jusqu’à la fin de ses jours. Car il n’y aurait jamais personne d’autre…
Il brûlait du désir de la serrer contre lui et de poser ses lèvres sur les siennes. Mais comme devant le pont, dans la journée, un étrange sentiment l’envahit. Un avertissement, plus fort que son envie de l’embrasser. S’il le faisait, lui semblait-il, il aurait traversé un pont de trop. La magie ne l’avait-elle pas averti quand Kahlan l’avait touché, alors qu’il tenait son épée ? Ayant eu raison au sujet du vieux pont de bois, il se retint d’attirer Kahlan contre lui.
Elle baissa les yeux, rompant leur contact visuel.
— Chase dit que les deux prochains jours seront très durs… Je devrais aller me reposer.
Quel que soit son problème, Richard ne pouvait rien faire. Si elle ne se décidait pas à parler, il n’était pas en mesure de l’y forcer.
— Tu as aussi des obligations envers moi, dit-il. (Elle leva les yeux, le front plissé.) Tu as promis d’être mon guide. Et j’entends que tu tiennes parole !
Elle sourit et dut se contenter de hocher la tête, trop près des larmes pour parler. Embrassant le bout de ses doigts, elle les posa sur la joue de Richard avant de se lever et de s’éloigner.
Le Sourcier resta assis au clair de lune, un étrange nœud dans la gorge. Longtemps après son départ, il sentait encore sur sa joue le contact de ses doigts – non, de son baiser !
La nuit était si tranquille qu’il aurait pu être la seule créature au monde qui ne dormait pas. Dans le ciel, au-delà de la lune, les étoiles scintillantes ressemblaient à la poudre magique de Zedd – si elle était à jamais restée suspendue dans les airs. Ce soir, même les loups ne hurlaient pas. La solitude pesait sur les épaules de Richard, menaçant de l’écraser.
Il se surprit à souhaiter qu’on l’attaque, juste pour pouvoir penser à autre chose. Histoire de s’occuper, il dégaina son épée et polit la lame déjà étincelante avec un pan de son manteau. Cette arme lui appartenait, avait dit Zedd, et il était seul juge de son utilisation. Que cela plaise ou non à Kahlan, il s’en servirait pour la défendre. Ceux qui la traquaient devraient affronter sa lame avant de l’atteindre.
Penser aux ennemis de Kahlan, aux quatuors et à Darken Rahl, raviva sa colère. Qu’ils viennent donc ce soir, qu’on en finisse ! Avide d’en découdre, il serra les mâchoires, le cœur battant la chamade.
Puis il comprit que la fureur de l’arme s’était communiquée à lui. Dès qu’il la sortait du fourreau, l’idée qu’on menace Kahlan enrageait l’Épée de Vérité – qui le rendait fou furieux. Il s’étonna de la manière si paisible, discrète et… séduisante… dont la colère de la lame s’était infiltrée en lui. Une simple question de perception, avait dit Zedd. Mais la magie de l’épée, que percevait-elle en lui ?
Richard rengaina son arme, ravala sa rage et sentit sa mélancolie revenir au galop alors qu’il recommençait à sonder la plaine et le ciel. Désespéré, il se leva pour se dégourdir un peu les jambes, puis se rassit contre son rocher.
Une heure avant la fin de son tour de garde, Zedd le rejoignit. Un morceau de fromage dans chaque main, il ne portait pas son manteau et semblait ne pas avoir froid dans sa tunique toute simple.
— Que fais-tu là ? Ce n’est pas encore l’heure de me remplacer.
— Je me suis dit que tu apprécierais la compagnie d’un ami. Et je t’ai apporté du fromage…
— Merci, mais je n’en veux pas. Je parlais du fromage, bien sûr. Parler avec un ami, c’est autre chose…
Zedd s’assit près de Richard, replia ses genoux rachitiques sur sa poitrine et tira sa tunique dessus, de façon à être au centre d’une sorte de tente miniature.
— Et de quel problème veux-tu parler ?
— De Kahlan…
Zedd ne fit aucun commentaire.
— C’est vers elle que va ma première pensée, au réveil, et que vole la dernière quand je m’endors. Zedd, ça ne m’était jamais arrivé. Et je ne me suis jamais senti aussi seul.
— Je vois… fit le vieil homme en posant les morceaux de fromage sur un rocher.
— Je sais qu’elle m’aime bien, mais j’ai l’impression qu’elle me tient à distance. Ce soir, je lui ai dit que j’aurais volé à son secours si elle avait été dans la situation de Chase. Elle m’a répondu qu’il ne faudrait pas que j’aille vers elle en cas de danger. À mon avis, il faut comprendre qu’elle ne veut pas que j’aille vers elle – un point c’est tout !
— La brave petite…
— Pardon ?
— C’est une brave petite, je l’ai dit et je le maintiens. Nous l’aimons tous beaucoup. Mais elle est aussi… autre chose. Et elle a des responsabilités.
— Cette… autre chose… Zedd, de quoi s’agit-il ?
— Il ne m’appartient pas de le dire. C’est à elle de te répondre. Mais je pensais qu’elle se déciderait plus vite que ça… (Zedd passa un bras autour des épaules de Richard.) Si ça peut te consoler, sache qu’elle ne t’a pas encore parlé parce qu’elle tient à toi plus qu’elle ne le devrait. Elle a peur de perdre ton amitié.
— Tu sais tout d’elle, et Chase aussi, je le vois dans ses yeux. Tout le monde est au courant, à part moi ! Ce soir, elle a essayé de se confier, mais elle n’a pas pu. Elle ne devrait pas avoir peur de perdre mon amitié, car ça n’arrivera jamais.
— Richard, c’est une femme merveilleuse, mais elle n’est pas pour toi. C’est impossible !
— Pourquoi ?
Zedd chassa quelque chose de sa manche, peut-être un grain de poussière, et évita de croiser le regard de Richard.
— J’ai promis de la laisser te dire la vérité elle-même, mon garçon. Alors, tu dois me croire sur parole : elle ne peut pas être ce que tu voudrais qu’elle soit. Trouve une autre femme, ce n’est pas ce qui manque ! La moitié de la population est féminine ! Tu dénicheras celle qu’il te faut. Mais oublie Kahlan !
Richard plia les jambes et mit les bras autour de ses genoux.
— Très bien…
Zedd releva les yeux, surpris, puis sourit et tapa gentiment dans le dos de son ami.
— Mais il y a une condition, ajouta Richard. Je vais te poser une question, et tu y répondras avec une honnêteté absolue. Si tu peux me dire « oui », je ferai ce que tu me demandes.
— Une seule question ? demanda Zedd, méfiant.
— Une seule…
— Marché conclu !
Richard riva son regard dans celui du sorcier.
— Avant que tu épouses ta femme, si quelqu’un – un ami que tu aimais comme un père, par exemple, ce qui devrait te faciliter les choses – t’avait dit d’en choisir une autre, lui aurais-tu obéi ?
Zedd détourna les yeux et prit une profonde inspiration.
— Misère… À mon âge, on devrait savoir qu’il ne faut jamais se laisser poser une question par un Sourcier !
Pour se donner une contenance, il prit un morceau de fromage et le mordit du bout des lèvres.
— Voilà la réponse que j’espérais !
— Ça ne change rien aux faits, Richard ! fit le vieil homme en jetant au loin sa part de fromage. Entre vous, ça ne marchera pas. Et je ne dis pas ça pour te blesser, puisque je t’aime comme un fils. Crois-moi, si je pouvais changer le monde, je ne m’en priverais pas ! J’aimerais que ce soit différent, pour ton bonheur, mais ça n’a pas une chance de fonctionner ! Kahlan le sait. Si tu insistes, elle souffrira en vain. Tu ne veux pas ça, pas vrai ?
— Zedd, comme tu l’as dit toi-même, je suis le Sourcier. Il existe une solution, et je la trouverai.
— Je voudrais que tu aies raison, mon petit, mais tu te trompes…
— Alors, que dois-je faire ? demanda Richard, la voix brisée.
Zedd lui passa un bras autour des épaules et le serra contre lui.
— Contente-toi d’être son ami. C’est ce qu’il lui faut ! Et tu ne pourras rien être de plus pour elle !
Richard hocha mélancoliquement la tête.
Un peu plus tard, l’air soudain méfiant, il s’écarta du sorcier et le poussa loin de lui.
— Pourquoi es-tu venu me rejoindre ?
— Pour parler à un ami…
— Non ! C’est le sorcier, pas l’ami, qui a arrangé ce tête-à-tête pour conseiller le Sourcier. Alors, maintenant, passons aux choses sérieuses !
— Très bien… Tu as raison, je suis venu dire au Sourcier qu’il a failli commettre une grave erreur aujourd’hui.
Richard continua à soutenir le regard du vieil homme.
— Je sais… Un Sourcier ne doit pas mettre sa vie en danger, car il fait ainsi courir des risques à tous les humains.
— Tu voulais quand même voler au secours de Chase !
— En me désignant, tu as pris mes mauvais côtés comme les bons. Mes nouvelles responsabilités me dépassent encore. Abandonner un ami en danger ne m’est pas naturel. Je sais que je ne peux plus m’offrir ce luxe. Et je prends note que tu m’as passé un savon.
— Eh bien, je craignais que ce soit plus difficile… (Zedd sourit, puis se rembrunit aussitôt.) Richard, ça ne se limite pas à ce qui s’est passé aujourd’hui. Tu dois comprendre qu’un Sourcier peut provoquer la mort de beaucoup d’innocents. Pour arrêter Darken Rahl, il faudra peut-être que tu sacrifies des gens que tu aurais pu sauver. Tout soldat le sait : sur le champ de bataille, quand il se penche sur un camarade blessé, il risque de recevoir un coup d’épée dans le dos. Alors, s’il veut vaincre, il doit se battre et ignorer les appels au secours de ses frères d’armes. Il faut que tu te prépares à en faire autant, car ce sera peut-être le seul moyen de triompher. Richard, endurcis-toi ! Tu vas livrer un combat pour la survie, et ceux qui appelleront au secours ne seront pas des soldats, mais probablement de malheureuses victimes. Darken Rahl est prêt à tuer n’importe qui pour gagner. Ses partisans aussi. Tu devras peut-être agir comme eux. Que ça te plaise ou non, c’est l’agresseur qui dicte les règles du jeu. Si tu ne les respectes pas, tu mourras !
— Comment Rahl peut-il avoir des partisans ? Son but est de dominer le monde entier. Qui se battrait pour sa cause ?
Le sorcier s’appuya contre le rocher et regarda au-delà des collines, comme s’il voyait des choses que lui seul pouvait distinguer.
— Parce que beaucoup de gens, mon garçon, ont besoin d’être dominés pour se sentir bien. À cause de leur cupidité et de leur égoïsme, ils pensent que les hommes libres sont leurs oppresseurs. Ces misérables pousses ont besoin d’un chef qui coupera les plantes plus hautes qu’eux, afin que le soleil les atteigne. Pour eux, aucune plante ne doit pousser davantage que la plus petite de toutes. Plutôt que d’allumer eux-mêmes une bougie, ils préfèrent qu’on leur fournisse la lumière qui les guidera – sans se soucier du combustible !
» Certains imaginent que Darken Rahl, s’il gagne, leur sourira et les récompensera. Alors, ils se montrent aussi cruels que lui pour entrer dans ses bonnes grâces. D’autres sont simplement incapables d’entendre la vérité et ils se battent au nom des mensonges qu’ils gobent. Enfin, la majorité, une fois allumée la lumière qui la guide, s’aperçoit qu’elle porte des chaînes et qu’il est trop tard pour revenir en arrière. (En soupirant, Zedd lissa les manches de sa tunique.) Il y a des guerres depuis le commencement des temps, Richard. Chacune oppose des adversaires qui se massacrent sans pitié. Mais dans l’histoire, aucune armée ne s’est jamais lancée à l’assaut en pensant que le Créateur était du côté de ses ennemis.
— C’est absurde ! dit Richard.
— Je suis sûr que les partisans de Rahl nous prennent pour des monstres sanguinaires qui ne reculent devant aucune infamie. Chaque jour, on leur parle de nos crimes et de nos exactions ! Et aucun d’eux ne sait sur Darken Rahl autre chose que ce qu’il a appris de sa bouche. Tu peux trouver ça absurde, ce n’en est pas moins dangereux pour autant. Les partisans de Rahl veulent nous écraser et tout le reste ne les intéresse pas. Mais toi, si tu entends vaincre, tu dois savoir te servir de ta tête !
— Pour résumer, je suis pris entre deux feux. Je devrais laisser mourir des innocents, mais je n’ai pas le droit de tuer Darken Rahl.
— Erreur ! fit Zedd. Je n’ai jamais dit que tu ne devais pas le tuer. Simplement qu’il ne faut pas utiliser ton épée contre lui.
À la lumière des rayons de lune, Richard dévisagea longuement son vieil ami. Malgré sa mélancolie, l’esprit du Sourcier était toujours en éveil. Et une idée venait de le frapper.
— Zedd, demanda-t-il, as-tu un jour été obligé de laisser mourir des innocents ?
— Lors de la dernière guerre, oui… Et ça continue au moment même où nous parlons. Kahlan m’a raconté que Rahl torture et tue des gens pour qu’ils lui disent mon nom. Personne ne le connaît, mais il s’acharne, au cas où il finirait par obtenir un résultat. Je pourrais me livrer à lui pour que cela cesse. Dans ce cas, il me serait impossible de t’aider à le vaincre, et bien plus d’innocents encore perdraient la vie. Un choix douloureux : condamner quelques individus à une mort atroce, ou laisser périr une multitude tout aussi horriblement !
— Je suis navré, mon ami, dit Richard en frissonnant à cause de la bise et du froid qui montait de l’intérieur de son corps. (Il regarda la plaine, toujours paisible, puis se tourna vers Zedd.) J’ai rencontré Shar, une flamme-nuit, juste avant qu’elle meure. Elle s’est sacrifiée pour que Kahlan puisse venir ici et sauver des innocents. Notre amie porte le même fardeau que nous. Elle aussi doit laisser mourir des frères d’armes…
— Tu as raison… Richard, j’ai le cœur brisé quand je pense à tout ce que cette enfant a vu. Et à ce que tu devras peut-être voir.
— Mes problèmes de cœur sont peu de chose, comparés à tout ça…
— Mais ça ne les rend pas moins douloureux, compatit le vieil homme.
— Zedd, ajouta Richard, j’ai encore une chose à te dire. Avant que nous arrivions chez toi, j’ai offert une pomme à Kahlan…
— Tu as proposé un fruit à la peau rouge à une native des Contrées du Milieu ? C’est l’équivalent d’une menace de mort, mon garçon. Là-bas, tous les fruits rouges sont empoisonnés.
— Je le sais, à présent…
— Et qu’a-t-elle dit ? demanda le sorcier.
— Ce n’est pas tant ce qu’elle a dit, mais plutôt ce qu’elle a fait… Elle m’a saisi à la gorge, et j’ai bien cru qu’elle allait me tuer. Je ne sais pas comment elle s’y serait prise, mais elle aurait réussi, j’en suis sûr. Heureusement, elle a hésité assez longtemps pour que je m’explique. Mais tu veux savoir ce qui me tracasse ? C’est mon amie, et elle m’a sauvé la vie plusieurs fois. Pourtant, elle m’aurait tué… (Richard se tut un instant.) Ça a un rapport avec tout ce que tu viens de dire, non ?
— Et comment ! Richard, si tu me soupçonnais d’être un traître, sans aucune certitude, mais en sachant que notre cause, si tu as raison, serait condamnée, pourrais-tu m’ôter la vie ? Imagine que tu n’aies pas le temps et les moyens de découvrir la vérité. Intimement convaincu de ma trahison, m’abattrais-tu sur-le- champ ? Viendrais-tu me voir, moi ton vieil ami, en préméditant ma mort ? Pourrais-tu être assez violent pour mettre ton projet à exécution ?
— Je… je ne sais pas… souffla Richard avec le sentiment que le regard de Zedd lui brûlait la peau.
— Eh bien, j’espère que tu sauras bientôt, et que tu répondras par l’affirmative. Sinon, inutile de te lancer aux trousses de Rahl, car tu manqueras de volonté de vivre… et de vaincre. Lors de ce combat, tu devras prendre ce genre de décision – condamner un homme ou une femme à mort – en quelques secondes. Kahlan le sait et elle n’ignore rien des conséquences d’un mauvais choix. Elle a la détermination indispensable…
— Mais elle a hésité… rappela Richard. À t’en croire, c’était une erreur. J’aurais pu être plus fort qu’elle. Donc, elle aurait dû me tuer avant que j’aie une occasion de l’attaquer. Et elle aurait fait le mauvais choix !
— Ne te surestime pas, Richard, dit Zedd. Elle te tenait à la gorge. Rien de ce que tu aurais pu tenter n’aurait réussi. Une simple pensée de Kahlan aurait suffi ! Dans cette position, elle pouvait te laisser une chance de te justifier. Elle n’a pas commis d’erreur.
Ébranlé, Richard refusa de capituler si vite.
— Tout ça n’a pas de sens ! Tu ne nous trahirais jamais et je suis incapable de faire du mal à Kahlan…
— C’est toi qui dis des idioties ! coupa Zedd. Si je trahissais un jour, il faudrait que tu sois préparé à agir. Le cas échéant, tu devras avoir la force de me tuer. Comprends-moi bien : même si Kahlan savait que tu étais son ami, et que tu ne lui ferais jamais de mal, quand tu lui as paru menaçant, elle était prête à agir ! Et si tu ne l’avais pas convaincue, tu ne serais plus de ce monde !
Richard dévisagea longuement son ami avant de poser la question qui lui brûlait les lèvres.
— Zedd, si nous étions dans la situation inverse… Je veux dire… Si tu jugeais que je mets en danger notre cause, pourrais-tu me… hum…
— En un éclair ! répondit le sorcier, sans paraître le moins du monde perturbé par cette idée.
Cette réponse révulsa Richard. Mais il comprenait ce que voulait lui dire son ami, même si le scénario semblait quelque peu extrême. Si leur engagement n’était pas total, ils échoueraient. Et en cas de défaillance de leur part, Darken Rahl serait impitoyable. La victoire ou la mort. C’était aussi simple que ça.
— Toujours d’accord pour être le Sourcier ? demanda Zedd.
— Oui, répondit Richard, le regard dans le vide.
— Tu as peur ?
— Je meurs de trouille !
— Parfait ! (Zedd tapota le genou de son protégé.) Moi aussi. Et je m’inquiéterais si tu prétendais le contraire.
Le Sourcier foudroya soudain le vieil homme du regard.
— Mais j’ai l’intention de ficher aussi la trouille à Darken Rahl !
— Mon garçon, tu vas être un très bon Sourcier ! jubila Zedd. Ne perds pas la foi.
À l’idée que Kahlan aurait pu le tuer parce qu’il lui avait offert une pomme, Richard ne put s’empêcher de hausser mentalement les épaules. Puis une idée le frappa.
— Zedd, pourquoi tous les fruits rouges des Contrées du Milieu sont-ils empoisonnés ? Je suppose que ce n’est pas naturel…
— Eh bien, mon garçon, c’est parce que les enfants sont attirés par les fruits rouges.
— Je ne comprends pas !
— C’était pendant la dernière guerre, dit tristement Zedd, à peu près à cette époque de l’année. Celle des récoltes… J’ai découvert un artefact magique fabriqué par des sorciers de l’ancien temps. Un peu comme les boîtes d’Orden. Ce sort maléfique visait les couleurs et il ne pouvait être jeté qu’une fois. Je ne savais pas très bien comment il fonctionnait, mais je me doutais qu’il était dangereux. (Le vieil homme soupira.) Hélas, Panis Rahl se l’est approprié et il a trouvé le moyen de s’en servir. Comme tout le monde, il savait que les enfants aiment les fruits. Résolu à nous frapper au cœur, il a empoisonné tous les fruits rouges. Ça agissait comme la toxine de la liane-serpent. Très lentement, au début ! Il nous a fallu du temps pour comprendre d’où venait cette fièvre mortelle. Panis Rahl avait délibérément choisi un aliment qui plaisait aux enfants encore plus qu’aux adultes. (Sa voix mourut, presque inaudible.) Il y a eu beaucoup de morts. Énormément de gosses…
— Mais si tu avais découvert l’artefact, dit Richard, comment est-il tombé entre les mains de Rahl ?
Zedd leva vers le Sourcier des yeux devenus de glace.
— J’avais un jeune élève… Un jour, je l’ai surpris à manipuler quelque chose qu’il n’aurait pas dû toucher. J’ai eu un étrange pressentiment, comme si un détail clochait… Mais je l’appréciais tellement que je me suis laissé la nuit pour réfléchir avant d’agir. Le lendemain, j’ai constaté qu’il avait filé en emportant l’artefact. C’était un espion de Panis Rahl ! Si je n’avais pas tergiversé, je l’aurais abattu et des centaines d’innocents – tous ces enfants ! – auraient été épargnés.
— Zedd, tu ne pouvais pas savoir ! s’écria Richard.
Il pensa que le sorcier allait hurler ou exploser de rage, mais il se contenta de hausser les épaules.
— Tire la leçon de mon erreur, Richard. Si tu y arrives, ces vies n’auront pas été perdues en vain. Mon histoire te servira peut-être à éviter à l’humanité le sort qu’elle connaîtra si Darken Rahl triomphe.
— Pourquoi les fruits rouges ne sont-ils pas empoisonnés chez nous ? insista Richard en se frottant les bras pour les réchauffer.
— La magie, même noire, a des limites. Dans ce cas, c’est une affaire de distance – à partir de l’endroit où on l’utilise. Celle-là s’est étendue jusqu’à la zone où se dresse actuellement la frontière entre les Contrées du Milieu et Terre d’Ouest. Il était obligatoire de l’ériger en un lieu où le sort d’empoisonnement n’agissait pas. Sinon, notre pays n’aurait pas été épargné par la magie.
Richard réfléchit un moment dans la nuit silencieuse et glacée.
— Y a-t-il un moyen d’en finir avec ça ? Je veux dire : de rendre les fruits rouges de nouveau comestibles ?
Zedd sourit de toutes ses dents. Richard trouva ça un peu étrange, mais il en fut ravi.
— Tu penses comme un sorcier, mon garçon. Inverser les sortilèges, voilà une grande question… (Pensif, le vieil homme sonda un moment l’obscurité.) Ce dont tu parles est peut-être faisable. J’étudierai le problème. Si nous vainquons Darken Rahl, ce sera une de mes priorités.
— Très bien ! (Richard resserra encore les pans de son manteau.) Tous les gens devraient pouvoir manger une pomme quand ils en ont envie. Surtout les enfants ! Zedd, je promets de retenir la leçon. Je ne te décevrai pas et je ne laisserai pas sombrer dans l’oubli tous les malheureux qui sont morts…
Zedd lui passa une main amicale dans le dos.
Ils se turent un long moment, partageant la quiétude de la nuit, ravis de si bien se comprendre. Hélas, ils pensèrent aussi à ce qu’ils ne pouvaient pas connaître : l’avenir qui les attendait.
Richard se posa des questions sur Panis et Darken Rahl et arriva à la conclusion que tout espoir semblait perdu. Puis il se souvint qu’il était le Sourcier et devait se préoccuper des solutions, pas des problèmes.
— Sorcier, il faut que tu agisses ! Je crois qu’il est temps de nous volatiliser. Tu peux faire quelque chose contre ce nuage ?
— Mon garçon, tu parles d’or. Si je savais de quelle manière il est lié à toi, je briserais la connexion. L’ennui, c’est que je n’en ai pas la moindre idée ! Donc, il va falloir que je m’y prenne autrement. A-t-il plu, ou le ciel a-t-il été couvert, depuis qu’il te suit ?
Richard essaya de se souvenir. Mais depuis la mort de son père, tout se brouillait dans son esprit Cela semblait si loin…
— La nuit avant que je découvre la liane-serpent, il a plu dans la forêt de Ven. Mais quand j’y suis arrivé, le ciel s’est éclairci. Non, à la réflexion, depuis l’assassinat de mon père, il n’y a pas eu de pluie et le ciel est resté dégagé, à part quelques filaments de nuages, très haut… Comment interprètes-tu ça ?
— Mon garçon, ça doit vouloir dire que je peux neutraliser ce nuage, même s’il m’est impossible de briser le sort qui le lie à toi. Rahl est probablement à l’origine du beau ciel bleu que tu me décris. Il a chassé les autres nuages pour pouvoir repérer facilement le sien. Très simple, mais hautement efficace.
— Chasser les autres nuages ?
— Il a ensorcelé le sien pour qu’il te soit lié et qu’il force ses congénères à le fuir…
— Tu devrais jeter un sort plus puissant sur ce nuage, histoire qu’il attire les autres ! Le temps que Rahl s’en aperçoive, son espion sera noyé dans la masse et il ne pourra pas le retrouver pour le libérer de ta magie. Et s’il mobilise ses pouvoirs pour éloigner les autres nuages, comme il ignorera ce que tu as fait, le sort plus puissant qu’il lancera rompra le lien entre son agent et moi.
Zedd dévisagea le jeune homme, les yeux ronds comme des billes.
— Fichtre et foutre, Richard, c’est exactement ça ! Fiston, tu ferais un excellent sorcier.
— Merci, mais j’ai déjà un métier pourri…
Zedd recula un peu, le front plissé, et n’émit pas de commentaires. Il glissa une main dans sa poche pour en tirer un petit caillou qu’il jeta devant eux. L’index tendu, il décrivit des arabesques au-dessus de la pierre jusqu’à ce qu’elle se transforme en un gros bloc plat.
— Zedd, c’est ton rocher-nuage ! s’exclama Richard.
— Un rocher de sorcier, de son vrai nom. Mon père me l’a donné il y a très longtemps.
L’index du vieil homme tournait de plus en plus vite. Une lumière jaillit, des couleurs et des étincelles tourbillonnant à l’intérieur. Zedd continua à « remuer » pour bien mélanger ce vortex. Dans un silence absolu, Richard sentit l’agréable odeur d’une pluie printanière. Le sorcier s’arrêta, l’air satisfait.
— Monte sur le rocher, mon garçon.
Peu rassuré, Richard obéit et entra dans la lumière. Sa peau picota et se réchauffa, comme quand on s’étend nu au soleil, en plein été, après s’être baigné.
Le Sourcier s’abandonna à cette délicieuse sensation. Ses bras se soulevèrent tout seuls, flottant le long de ses flancs jusqu’à se trouver à l’horizontale. Il inclina la tête, prit une profonde inspiration et ferma les yeux. Il se sentait merveilleusement bien, comme s’il dérivait dans une onde pure et fraîche, à cela près qu’il était immergé dans… de la lumière. Bientôt, une étrange exaltation le submergea, son esprit soudain uni à tout ce qui se trouvait autour de lui par un lien intangible et intemporel. Il ne faisait plus qu’un avec les arbres, l’herbe, les insectes et les animaux. Sans oublier l’air et l’eau… Il n’était plus un être isolé, mais une part harmonieuse d’un tout. La connexion qui existait entre les êtres et les choses lui apparut sous un jour nouveau, sa propre personne lui semblant à la fois insignifiante et omnipotente.
Voir le monde à travers les yeux de toutes les créatures qui l’entouraient était déconcertant, mais merveilleux. Il accompagna quelques instants l’oiseau qui volait au-dessus de sa tête et regarda le sol qui défilait sous ses ailes. Il chassa avec son nouvel ami, éprouva son désir de capturer une souris et survola avec lui le campement où dormaient ses compagnons.
Richard laissa son identité – ce « moi » qu’il tenait pour si précieux – s’éparpiller au gré des vents. Il perdit sa personnalité et devint… toutes les créatures à la fois. Il sentit la brûlure de leurs besoins, partagea leurs peurs, savoura leurs joies, comprit leurs désirs et permit à tout cela de se fondre dans le néant jusqu’à ce qu’il se dresse dans le vide, seul être vivant de l’univers – et même unique objet qui existait. Alors, il laissa déferler en lui la lumière qui ramena avec elle tous les êtres qui s’étaient tenus sur ce rocher : Zedd, son père et les générations de sorciers qui les avaient précédés depuis des milliers d’années. Leur essence coula en lui, devenant une part de son être tandis que des larmes d’émerveillement ruisselaient sur ses joues.
Zedd tendit les mains : de la poussière magique en tomba. Elle vola vers Richard, tourbillonna autour de son corps et fit de lui le centre d’un vortex. Les étincelles décrivirent des boucles plus serrées et se concentrèrent autour de sa poitrine. Avec un son cristallin semblable à celui d’un lustre agité par le vent, la poussière magique monta dans le ciel comme si elle suivait la corde d’un cerf-volant. Elle emporta le son avec elle, alla de plus en plus haut et percuta le nuage-serpent, qui l’absorba et fut illuminé de l’intérieur par un kaléidoscope de couleurs. Partout à l’horizon, des éclairs jaillirent et zébrèrent le ciel, rageurs comme s’ils attendaient désespérément quelque chose.
Soudain, les éclairs moururent, le nuage ne fut plus éclairé et la lumière qui montait du rocher de Zedd se ramassa sur elle-même jusqu’à s’éteindre. Dans un silence total, Richard redevint lui-même, perché sur un rocher des plus ordinaires.
Les yeux écarquillés, il dévisagea Zedd, qui souriait comme un enfant.
— Zedd, souffla-t-il, maintenant, je comprends pourquoi tu passes ton temps sur ce rocher. Je n’ai jamais rien éprouvé de tel. Et j’ignorais que c’était possible.
— Mon garçon, tu es naturellement doué, dit le sorcier. Tu tiens tes bras de la bonne façon, ta tête est inclinée comme il convient et même la position de ton dos est irréprochable. Pour tout dire, tu t’adaptes à la magie comme un caneton à une mare ! Bref, de la graine de grand sorcier ! (Il se pencha en avant, rayonnant.) À présent, imagine ce que ça fait quand on est tout nu !
— Ça change quelque chose ? demanda Richard, étonné.
— Bien entendu ! Les vêtements sont un obstacle à l’expérience… (Zedd passa un bras autour des épaules de son jeune ami.) Un de ces quatre, je te laisserai essayer…
— Zedd, pourquoi m’as-tu demandé de monter sur le rocher ? Ce n’était pas nécessaire. Et tu aurais pu t’en charger toi-même.
— Comment te sens-tu ?
— Je ne sais pas trop… Différent, détendu et plus lucide. En tout cas, moins déprimé et accablé…
— C’est pour ça que je t’ai laissé faire, mon garçon. Parce que tu en avais besoin ! Tu étais au plus mal, ce soir. Si je ne peux pas résoudre nos problèmes, t’aider à te sentir mieux est encore dans mes cordes.
— Merci, Zedd.
— Va dormir, c’est l’heure de mon tour de garde. (Il fit un clin d’œil à son ami.) Si tu changes d’avis à propos de devenir un sorcier. Je serai ravi de t’accueillir dans la confrérie !
Zedd tendit une main. Le morceau de fromage qu’il avait jeté décolla du sol et vola jusqu’à lui.